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Enseignement expliquant le processus de causes et effets de la production conditionnée.
De cette façon se produit ce monceau de souffrance.
En ordre inverse…
Telle est la cessation complète de tout ce monceau de souffrance.
De tout ce que le moine Gotama a enseigné durant sa vie, paṭiccasamuppāda fait partie des enseignements les plus profonds, les plus subtils, les plus difficiles à comprendre et il est intimement lié à l’idée d’anatta, qui signifie l’absence d’un « soi », l’absence de caractéristiques primitives.
On peut dire que paṭiccasamuppāda est l’explication du processus d’anatta. anatta, c’est une réalité inéluctable, une réalité universelle, une réalité complètement intemporelle. On appelle cela un « dhammata ». On peut dire que paṭiccasamuppāda est le processus qui organise cette vérité inéluctable et inébranlable qui est anatta.
Bouddha expose à plusieurs reprises, dans plusieurs sutta, cette doctrine de la production conditionnée. Notamment, dans l’un de ces sutta, quelqu’un vient lui demander : « Vous affirmez qu’il n’y a pas de réincarnation, votre enseignement est différent du cycle des réincarnations, mais cependant vous parlez de vies passées, de vies futures, vous parlez de renaissances. » Bouddha lui donne pour toute réponse exactement la liste (décrite ci-dessus) des douze éléments qui entrent dans ce processus en ordre droit et en ordre inversé. Voilà à quoi Bouddha résume sa vision de ce que nous appelons les renaissances.
En fait, ce processus, qui n’est rien d’autre qu’un processus, c’est-à-dire une suite d’évènements qui apparaissent par nécessité sans qu’il y ait l’intervention d’un facteur ou d’un être. Cela est donc une suite totalement incontrôlable, totalement inéluctable et totalement irréversible sauf, bien entendu, lorsqu’on parvient à la cessation complète de ce processus.
C’est un processus par définition incontrôlable. C’est en fait ce processus qui contrôle, peut-on dire, l’évolution de la matière, de ses phénomènes et l’évolution du mental, de ses propriétés. Tous les phénomènes qui peuvent être connus de la conscience ainsi que la conscience elle-même, sont en fait régis au sein de ce processus. La loi fondamentale, la loi inébranlable, initiale, c’est anatta, qui se manifeste dans ce processus, qui est donc inéluctable.
L’unité élémentaire de conscience peut avoir une durée de vie qui se compte peut-être en milliardièmes de milliardième de seconde ou en millièmes de milliardième de seconde. Chaque seconde compte ainsi 1 000 000 000 000 ou 1 000 000 000 000 000 000 particules élémentaires de conscience, ou plutôt moments élémentaires de conscience. Chacun de ces moments a la particularité d’apparaître et de disparaître aussitôt selon un processus qui est paṭiccasamuppāda.
La succession de très nombreuses unités de conscience donne un cycle, ces unités de conscience étant elles-mêmes des cycles élémentaires. Le cycle résultant est, lui aussi régi selon la loi et le principe du paṭiccasamuppāda. Ce cycle, lui-même entre dans la composition de cycles qui se situent dans une couche supérieure. Eux-mêmes sont régis par le paṭiccasamuppāda.
Pour prendre un exemple ; il y a l’atome, qui est une très petite quantité de matière connue. L’assemblage d’atomes forme ce qu’on appelle une molécule. L’assemblage de molécules peut former ce qu’on appelle une cellule. L’assemblage de cellules forme ce qu’on peut appeler un organe. L’assemblage d’organes forme ce qu’on appelle un humain ou un animal. L’assemblage d’humains forme une communauté, l’assemblage de communautés forme une nation, etc.
On peut aussi utiliser une métaphore avec la question de temps : il y a les secondes qui constituent les minutes, qui constituent les heures, qui constituent les jours, l’alternance du jour et de la nuit, les alternances des jours et des nuits se reproduisent dans un cycle qui est celui des lunaisons, des saisons, etc.
Chacun des cycles, que ce soit du point du vue le plus élémentaire au point de vue le plus large que nous connaissons, nous humains, qui est ce que nous appelons le cycle de la vie, qui commence au moment de la germination, c’est-à-dire la fécondation et qui se termine dans ce que nous appelons le décès, la mort. Ce cycle, qui est le plus grand que nous puissions appréhender est lui-même subdivisé en de nombreux cycles, en de nombreuses alternances. Chacun de ces cycles, de ces sous-cycles, de ces sous-sous-cycles est constitué, participe et relève de ce qu’on appelle le paṭiccasamuppāda.
Il y avait au Myanmar (Birmanie) un vénérable qui était spécialiste dans l’exposé du paṭiccasamuppāda. Il a su effectuer cette analyse à ses différents niveaux d’abstraction, à ses diverses couches. Je suis incapable d’en faire autant, mais je vais essayer de présenter un aspect de ce processus qui me sera abordable et j’ose espérer qu’il le sera aussi pour vous…
Essayons à travers cet exposé d’arriver à mieux comprendre comment Bouddha, ce moine, en est arrivé à expliquer, à suggérer que le cycle des réincarnations, que la notion d’émanation est totalement absente. Il dit que cela est absent de l’univers.
Prenons une situation concrète de ce que, à un moment donné, nous percevons. Par exemple, une douleur apparaît dans le pied, une douleur violente. Que se passe-t-il ? Généralement, pour la plupart d’entre nous, cette douleur est accompagnée d’une colère. Lorsque quelqu’un nous marche sur le bout du pied dans le métro, il est rare qu’apparaisse aussitôt après un état d’esprit de compassion, d’amour, un esprit complètement ouvert et lucide. Le plus souvent, ce qui apparaît est plutôt un esprit teinté de colère, d’aversion, de haine. Ce qui peut même amener jusqu’à élaborer une parole rude, voire un geste rude.
Il y a là, de manière très schématisée, un processus qui se passe : une conscience douloureuse apparaît. Suite à cela, il y a une sensation déplaisante, qui accompagne cette conscience douloureuse. À ce moment, une colère apparaît. On ne sait pourquoi ni comment mais nous en avons tous fait l’expérience : c’est pratiquement automatique.
Suite à cette colère, il y a une intention, souvent malveillante qui, parfois en reste là, parfois peut sortir sous la forme d’une phrase qui peut être du genre : « Vous auriez pu faire attention ! » ou « Vous pourriez au moins dire pardon ! » ou plus rudement : « Espèce d’imbécile ! » ou que sais-je.
Cela peut même aller plus loin, nous pouvons faire un geste pour montrer sa colère voire pour se venger, comme asséner un coup de pied dans le tibia ou bousculer la personne. Alors qu’il est pratiquement certain que la personne qui nous a marché sur le pied n’a absolument pas fait exprès.
Voici expliqué de manière très succincte ce processus : il y a apparition de la conscience (exemple : conscience douloureuse) qui donnera rapidement naissance à un phénomène matériel (exemple : mouvement de la main, émission d’un son sous la forme d’une parole blessante). C’est ainsi que cela fonctionne dans ce que nous appelons l’univers, le monde conscient. C’est ainsi que cela fonctionne pour tous les êtres, à tout moment.
Tout ce que nous pouvons penser, dire ou faire, est la phase terminale, visible, réfléchie, étudiée d’un processus qui a commencé avant, simplement par une impulsion consciente, par une perception sensorielle.
Par exemple, nous sommes en train de réfléchir sur la musique de Jean-Sébastien Bach en se disant : « C’était un compositeur prodigieux, certainement inspiré par un élan mystique… » On peut même être en train d’en discuter avec quelqu’un. Si nous faisons tout cela, c’est simplement parce que dans le métro, dans l’avion ou dans le bus, on a entendu pendant quelques secondes un transistor diffusant une mélodie de Jean-Sébastien Bach. Tout ce qu’il y a eu n’est qu’une apparition de la conscience auditive, teintée d’une sensation plaisante qui a donné suite à une réaction émotionnelle, passionnée, etc.
C’est exactement le même processus que celui qui peut nous amener à argumenter au poste de police parce que nous avons mis une gifle à quelqu’un, parce que nous étions très en colère, parce qu’il nous a marché sur les pieds, etc.
Nous parlons de la vie, de l’existence, des différentes phases de la journée, nous disons : « je mange, je regarde la télévision, chic ! C’est tel parti politique qui a été élu, c’est la France qui a gagné la coupe du monde de football… » Toutes ces choses-là, ce train-train quotidien du bavardage intérieur ou partagé est, au sens large, la dernière phase de ce processus.
Généralement, c’est la phase dans laquelle nous passons le plus de temps ; c’est la pensée discursive. C’est la phase où nous accordons le plus d’investigation, de réflexion. Il est assez rare que nous ayons l’idée d’observer ou de connaître les phases précédentes. Parfois, on peut se dire : « Je suis conscient que l’existence est comme ceci, je suis conscient de la souffrance, il y a toujours ces pensées qui m’assaillent. » Néanmoins, nous avons manqué, par inadvertance, par inattention, ou disons tout simplement par ignorance, de nous préoccuper de ce qui a précédé et qui se termine maintenant dans ce discours intellectuel ou philosophique. Nous avons manqué les phases précédentes, comme le mouvement de la mâchoire, la circulation de l’air qui fait que nous sommes en train de parler, donc d’émettre un son. Cela, nous ne l’observons pas, nous sommes dans notre discours.
Observer la phase précédente, c’est-à-dire une sensation plaisante ou déplaisante qui a été produite par un impact sensoriel (par exemple un son). Si nous réfléchissons un peu, nous pouvons arriver à comprendre, à percevoir que lorsque, dans la journée, nous avons des moments de réflexion sur la vie, qu’elle est insatisfaisante, qu’il y a plein de problèmes… Il y a des moments où, on ne pense pas du tout ces choses-là, car on est en train de savourer une délicieuse boisson, un délicieux met. À ce moment, on a plutôt des réflexions sur « la chance que nous avons d’être né en France, qui est le pays de l’art culinaire ». Malheureusement, nous passons d’une situation de cogitations basées plutôt sur des idées que nous aimons dire négatives, à des cogitations basées sur des idées plutôt positives, nous basculons de l’un à l’autre tout le temps.
Cependant, nous manquons d’observer tout le processus qui nous a amené à l’élaboration de ce qu’on appelle au sens large la conception, l’idée, l’idéation : le temps, la religion, la philosophie, la politique, le travail, la famille, la société… Tant qu’on reste à ce niveau, qui n’est vraiment qu’une surface, toutes ces choses-là ont une certaine validité, une certaine existence, une certaine vérité, mais c’est seulement la partie la plus superficielle d’un ensemble de sous-cycles, de sous-sous-cycles, de sous-sous-sous-cycles, etc. qui ont bien entendu totalement échappé à notre attention.
Ainsi, dans la vie, comme le faisait si bien remarquer le philosophe Spinoza, il y a toujours un « appétit ». C’est-à-dire un désir, une tendance. En pali, on dit taṇhā. taṇhā, c’est ce qui fait projeter la conscience sur son objet, sur quelque chose.
Prenons l’exemple d’une boulette de pain que les enfants aiment bien projeter sur les vitres. Ils utilisent une sarbacane faite à partir d’un stylo à bille évidé et ils projettent ainsi des boulettes de pain sur toutes sortes de choses, généralement là où c’est interdit. Le fait que la boulette de pain soit littéralement projetée et qu’elle vienne se coller contre la vitre illustre taṇhā, qui est cette tendance constamment répétée, disons perpétuelle, que le mental a de se projeter sur un objet. À partir du moment où la conscience s’est approprié son objet, elle va s’y repaître, car il va de soi qu’en général, nos désirs concernent des choses plaisantes.
Nous nous projetons, nous nous orientons vers une destination qui va nous apporter un certain plaisir. Cette faculté de rester collé sur notre objet de plaisir s’appelle upadāna, qui est la fixation. Celle-ci est illustrée dans l’exemple précité par le fait que la boulette reste collée sur la vitre, jusqu’à ce qu’elle finisse par sécher et donc par glisser et se détacher. Il faudra donc projeter la boulette suivante, pour continuer le je(u).
De la même manière dans notre quotidien, nous avons à un instant donné un projet, qui est en fait un désir. Il peut s’agir d’aller manger quelque chose de plaisant, d’aller voir quelque chose de plaisant ou d’écouter de la musique. Nous sommes capables d’arriver à supporter ce qui dans le fond est la chose la plus insupportable dans la vie d’un homme : le quotidien.
Nous sommes capables d’élaborer une quantité considérable de stratégies, de projets, de démarches, que nous appelons administratives, professionnelles, sociales, etc. dans le seul but, car il est clair qu’il n’y en a pas d’autre, qui est celui de vivre. C’est-à-dire celui de s’assurer que les instants de plaisir vont être les plus nombreux possibles à se succéder, si possible à un rythme élevé, et que les instants de déplaisir et de peine vont être les moins nombreux possibles, si possible les plus espacés et les plus courts.
C’est ainsi que nous vivons. C’est ce qu’on appelle la vie d’un humain. Seulement, pour se maintenir en vie, il y a ce qu’on appelle les besoins naturels. Ces besoins ne répondent pas tout à fait de cette idée de désir et d’attachement ou de fixation, car très souvent d’ailleurs, ils sont perçus comme des corvées. Comme nous devons inévitablement satisfaire ces besoins naturels, puisque c’est comme cela que fonctionne la biologie de notre corps, nous allons bien entendu essayer de faire le plus possible de ces besoins naturels, des moments de plaisir.
La production conditionnée est un processus qui se succède à lui-même, qui est une sorte de cycle qui ne cesse de se répéter. Exactement de la même manière que le pendule d’une horloge va de droite et de gauche, et que tant que le ressort est tendu, c’est-à-dire tant qu’il y a de l’énergie dans ce ressort, le pendule va continuer d’osciller. Ce « carburant » qu’il y a dans le ressort, c’est justement ce taṇhā. C’est véritablement le moteur de la vie. taṇhā, qui est le terme employé pour synthétiser au sens large l’avidité, le désir, le penchant. Ainsi, il y a au départ ignorance, manquement à connaître, incapacité à savoir ce qu’est, par exemple, cette douleur qui vient d’apparaître et la conscience qui l’accompagne. Parce qu’il y a cette incapacité de connaître cette conscience qui vient d’apparaître, il y a donc ignorance qui donne à ce moment suite, à ce qu’on appelle une formation.
Ici, nous dirons que la formation qui accompagne la conscience est d’une part, cette sensation (plaisante ou déplaisante) et d’autre part, cette nécessité que nous avons d’engager à ce moment une action.
Ce n’est pas facile à expliquer car le paṭiccasamuppāda est un peu comme le serpent qui se mord la queue… Lorsqu’on se place sur ces douze éléments, on peut, dans une certaine mesure, l’expliquer en changeant l’ordre. L’ordre n’a pas tant d’importance que cela. Il serait bien inopiné d’enseigner le paṭiccasamuppāda en changeant les « cases », mais il y a quelque chose de si particulier dans l’apparition de la conscience que ça ne serait pas totalement inexact. En ce sens que le cycle est bref et qu’il colle à l’apparition d’un phénomène de premier niveau, constituant lui-même par sa nombreuse répétition un phénomène du niveau supérieur.
Pour simplifier, disons qu’il y a au départ une mauvaise connaissance de ce qui est en train de nous arriver juste à l’instant où ça nous arrive. Par cette connaissance, il y a aussitôt une sensation plaisante ou déplaisante. Ainsi de suite, il va y avoir une réaction, c’est-à-dire l’apparition d’une intention d’un projet, qui va généralement être motivée par le désir de satisfaire quelque chose. Ensuite, une fois que l’objet aura été atteint, cela va donner naissance à la fixation sur cet objet. On s’accapare cet objet, cela est donc un attachement.
Lorsqu’un enfant se met en colère, au début, il sait pourquoi. Il est fâché car on lui a retiré son jouet. À force de constamment rester dans cet état de colère, il va finir par se fixer littéralement à ça. Au bout d’un moment, il va continuer de pleurer, il va continuer son caprice alors qu’il aura complètement oublié pourquoi à l’origine. C’est souvent ainsi que cela se passe.
Au début, nous nous sommes projetés sur quelque chose. Arrivé un moment, surtout parce que c’est devenu une accoutumance, nous allons nous entretenir dans cette situation, alors que l’impulsion initiale qui nous y aura amené aura disparu depuis longtemps. On ne saura même plus vraiment pourquoi il en est ainsi. Cela est l’attachement. L’attachement est ce qui a cette faculté de nous faire nous entretenir dans nos objets ou dans nos discours. Il y a l’attachement à nos vues, à nos croyances, par exemple, un chrétien ou un bouddhiste est très attaché à ses conceptions et à ses vues. Souvent, il ne sait même plus pourquoi. Souvent, c’est parce qu’il est né dedans, on lui raconte ces « choses-là » depuis qu’il est tout jeune, alors il finit par y croire. Ensuite il s’y attache et parce qu’il s’attache à ces vues, il a constamment un renouveau d’appétit pour la vie.
L’attachement est cette chose qui nous fait littéralement nous fixer et nous accrocher. Nous nous attachons aussi, bien entendu, à cette idée du devenir, c’est-à-dire cette idée de vivre, qui est en fait cette idée d’être. Nous croyons dans l’être, nous croyons que nous sommes et nous sommes très attachés à cela. Pas seulement à la conception (je suis un homme, je suis une femme, je suis Pierre, je suis Paul, je suis bouddhiste, je suis Chrétien, je suis athée) mais simplement au fait.
C’est une manière particulière d’appréhender notre réalité, notre vérité intérieure. Le fait d’être, le fait de devenir, est une chose vis-à-vis de laquelle nous sommes totalement fixés, totalement collés. Cela va entraîner des nombreux moments d’apparition de taṇhā. C’est-à-dire que cela va constamment nous mettre dans un projet nouveau, dans une initiative nouvelle, une démarche nouvelle. À l’origine, le but est de maintenir et d’entretenir cette fixation. Nous n’avons pas envie de changer d’état. Nous croyons être un homme, ou une femme, et nous allons nous attacher à cette idée. Nous allons parfaire, achever, réaliser le statut « d’homme », à travers nos costumes, à travers des attributs virils tels qu’un parfum, une manière de se coiffer, de se comporter, etc. Idem pour les femmes qui sont attachées à cette idée de féminité, c’est-à-dire la femme en soi, cet état « d’être femme », qui va se manifester de la même façon à travers une manière de s’habiller de se parfumer, etc.
Pour certains, ce n’est pas le plus important, il y a autre chose. On peut être attaché à l’un des attachements les plus aliénants, les plus dangereux, les plus pernicieux qui soient, qui est l’attachement à la divinité, l’attachement à la « bouddhéité ». C’est-à-dire l’état d’être absolu, transcendant. L’état d’être où justement ces notions de base, ces notions élémentaires d’homme, de femme, de société ou de culture sont prétendument transcendées.
L’attachement à la divinité peut se traduire sous la forme de conceptions, de croyances, c’est-à-dire, l’attachement à cet état de ce qui demeure en soi, qui est ineffable, éternel, immuable, propre, pur, non souillé. Nous concevons alors une conscience primordiale, une conscience « tout court », transcendante, sans objet, sans propriété, sans attribut, sans état. Il s’agirait d’une conscience qui serait elle-même son propre état. Ça, c’est le fantasme absolu de l’humanité ! Il est probable que nous n’ayons pas réussi à enfanter dans nos philosophies et dans nos religions plus élevé que ça et plus fou que ça.
Il y a aussi dans l’idée de cette divinité, l’attachement dans la réalisation de cette divinité. Il est facile de critiquer les soi-disant matérialistes qui essaient d’arriver à un certain aboutissement dans leur voie. Pour certains, l’aboutissement est d’être P.D.G. de la société Untel, ministre ou président de la République. En fait, la démarche qui nous fait entreprendre une voie spirituelle avec cette idée de parvenir à la divinité ou à la « bouddhéité » , c’est aussi un désir, un attachement, une fixation à réaliser un état. Pour diverses raisons, morales, traditionnelles, philosophiques, nous considérons cet état supérieur à l’état de président de la République ou autre…
Enfin, il y a aussi la fixation en tant qu’identification directe à la divinité ; c’est lorsque la divinité, la « bouddhéité » ou la fusion a effectivement été actualisée.
Il semble que cette façon que le moine Gotama a eu de nous expliquer la vie, de nous expliquer ses enchaînements, est extraordinairement cohérente. Elle est logique, elle est saine, elle est simple, elle est honnête et, disons simplement, raisonnable. Il semblerait même d’ailleurs, qu’après étude et surtout après entraînement à ces exercices que Bouddha enseigne, on puisse en arriver à la conclusion qu’elle soit la seule (qui soit raisonnable). Ainsi, en deux fois douze lignes, a-t-il d’une manière extraordinairement raisonnable, raisonnée, sincère et honnête, expliqué comment fonctionne la vie, l’existence.
Par la même occasion, il nous explique ce qui fait que nous y sommes. Cette question que nous nous posons : « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Et bien, ce que nous faisons là, c’est tout simplement désirer. Nous sommes là parce que nous désirons, nous sommes le résultat de nos désirs, de nos tendances, de nos pulsions. Pour diverses raisons, de formation intellectuelle, culturelle, universitaire, nous en arrivons à nous poser des questions. Simplement parce que nous avons cela en nous, nous avons cette intuition, cette qualité qui est de poser un regard sur la vie. Nous nous posons ces questions…
Alors nous nous engageons dans une démarche dont le but, finalement si on réfléchit bien, ne serait autre que de passer d’un certain mode opératoire à un mode supérieur. Finalement, de passer d’un certain cycle paṭiccasamuppāda à un sur-cycle. Donc, pour des raisons qui nous incombent, nous nous imaginons qu’il n’en serait plus un. Nous nous imaginons qu’il y aurait une espèce de continuité parfaitement linéaire et transcendante, qui ne serait plus soumise à un cycle.
Le moine Gotama fit une grande découverte, il eut une intuition de génie. S’il a eu cette intuition, c’est surtout parce qu’il a fait une expérience assez concrète qui est nibbāna. Il a découvert que tout au plus, nous nous imaginons, nous idéalisons quelque chose qui ne serait rien d’autre qu’un autre cycle de paṭiccasamuppāda. Cela est donc encore régi par le paṭiccasamuppāda. C’est-à-dire, l’apparition, le devenir, selon une suite d’étapes résumées très succinctement par : un contact, une sensation, une réaction, une impulsion, une volition, une conscience, un mouvement, un acte, un devenir.
Ainsi, ceux de ces « grands maîtres spirituels » qui croient être arrivés à la divinité ou à la « bouddhéité » ont certainement fait une expérience mais, comme ils le disent souvent eux-mêmes, ils consacreront le reste de leur temps à cette divinité ou à cette « bouddhéité ». Ils ont touché, ils ont eu un contact, une expérience, dont l’intensité de bonheur, l’intensité de bien être, l’intensité de plaisir est telle, que l’intensité du désir, l’intensité de ce qui va les faire projeter pour l’expérimenter à nouveau est considérable. Elle est tellement considérable que l’intensité de l’attachement qu’ils vont avoir sera gigantesque. Si véritablement il y a quelque chose de transcendant dans nos expériences spirituelles, c’est l’attachement que nous avons à elles !
Ainsi, le moine Gotama fit une expérience tout à fait déconcertante. Il fit une expérience qui va à contre-courant de tout le reste, qui n’est enseignée nulle part ailleurs que de sa propre bouche. Ni dans le christianisme, ni dans l’islam, ni dans aucune de nos philosophies d’occident d’orient, ni même dans ce que l’on appelle aujourd’hui le bouddhisme !
Il fit une expérience tellement contradictoire avec tout ce qui peut être connu dans le quotidien que cela est illustré d’une manière assez intéressante : le jour qui précède la nuit où il est parvenu à faire cette expérience, il a eu une intuition gigantesque qu’il allait découvrir quelque chose de vraiment nouveau, de vraiment révolutionnaire.
Épris d’une volonté telle, après des années de tribulations, après des années d’expériences, parmi lesquelles justement, ces expériences mystiques ou divines, il a posé son bol dans le fleuve qui coulait juste là et il s’est dit : « Si vraiment je devais découvrir cette nuit quelque chose de tout à fait nouveau, de totalement inconnu aujourd’hui dans ce monde alors, que le bol n’aille pas dans le sens du courant mais qu’il remonte à contre-courant ! » C’est ce qu’il s’est passé. Peu importe de nous préoccuper de l’aspect légendaire ou miraculeux de cette histoire. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est une manière d’illustrer que ce que Bouddha a découvert est absolument révolutionnaire, absolument contraire à tout ce qui est connu, tout ce qui est établi, tout ce qui est enseigné dans l’univers entier. Qu’est-ce que c’est ?
C’est justement ce paṭiccasamuppāda en ordre inverse. Le moine Gotama a fait une expérience, une expérience expérimentale car il n’en connaissait pas du tout la théorie. Il a fait l’expérience de l’ordre inverse. C’est-à-dire qu’à un moment donné, il n’a pas manqué de connaître ce qui est apparu à sa conscience, il n’a pas oublié de porter son attention dessus, il n’a pas ignoré.
Ce qui s’est passé d’extraordinaire, c’est que justement, cette conscience, cette sensation, ce contact et cet objet ne sont pas apparus. Ils ont cessé d’apparaître et il y a eu à ce moment cessation du cycle de l’apparition de la conscience et de son objet. Il n’y a donc pas eu d’enchaînement, il n’y a pas eu de suite. Cela n’est pas possible puisqu’il y a eu une interruption. Il a expérimenté ce qu’on appelle la cessation, la cessation de la non-connaissance, la cessation de l’ignorance, la cessation de l’incapacité à connaître, qui a entraîné la cessation de ce qui justement, pour une fois, n’a pas été ignoré
C’est pourquoi Bouddha ne dit pas : « L’apparition de la connaissance. » Il dit : « La cessation de l’ignorance ». Car s’il avait dit « l’apparition de la connaissance », cela aurait voulu dire qu’avant on connaissait, on appréhendait les phénomènes avec ignorance, puis maintenant, on appréhenderait les phénomènes avec connaissance. Non, il dit « il y a cessation de l’ignorance » parce que justement il y a cessation du phénomène. Si le phénomène cesse d’apparaître, comment peut-on le connaître ?
L’idée n’est pas d’appréhender les phénomènes qui nous entourent sur la base de la connaissance. L’idée est que ces phénomènes qui apparaissent cessent d’apparaître, car le fait qu’ils cessent d’apparaître, la conscience qui apparaît avec eux cesse d’apparaître. Pour Bouddha, c’est ça, la cessation de l’ignorance. C’est aussi bête que ça, parce qu’à l’entendre, on pourrait presque se dire que c’est bébête, que c’est vraiment simplet ! Alors qu’on nous parle de connaissance transcendante, qu’on nous parle de mode de conscience, qu’il y a la conscience qui ignore dans le samsāra, et qu’il y a la conscience transcendante qui connaît…
L’expérience qu’a faite le moine Gotama est tout à fait déconcertante, tout à fait incroyable. D’ailleurs la question ne peut plus se poser en termes de croyances. La cessation de l’ignorance accompagne nécessairement la cessation de la connaissance. C’est lorsqu’il n’y a plus rien à connaître et qu’il n’y a plus de conscience qui puisse connaître que nous arrivons à la cessation de ce que Bouddha appelle l’ignorance.
À partir du moment où la conscience apparaît, c’est qu’il y a quelque part une faille. La conscience apparaît parce qu’il y a quelque part un pli. La conscience apparaît parce qu’il y a quelque part un relief. Elle apparaît avec son objet parce qu’il y a de l’ignorance.
Bouddha a ainsi fait cette expérience de la cessation de la conscience et de son objet. C’est comme ça, dit-il qu’on arrive à la fin de l’ignorance. évidemment, c’est un peu radical. Il ne s’agit pas pour autant d’une annihilation, d’une éradication, d’un anéantissement complet. Simplement, la conscience qui apparaît avec son objet, en fonction d’un cycle bien particulier de successions et d’enchaînements (qui ensuite va expérimenter toutes sortes de colères, de désirs, d’avidités), ne se manifeste plus.
Néanmoins, pour des raisons qui sont assez difficiles à expliquer et d’ailleurs, il semblerait qu’elles ne soient même pas expliquées dans les écritures, au moment où la conscience cesse d’apparaître avec son objet, elle prend encore un objet, qui est nibbāna. C’est très particulier, c’est incroyable. La conscience ne peut pas s’empêcher d’apparaître, même lorsqu’il n’y a plus aucun objet qu’elle puisse prendre, (bien entendu, s’il n’y a aucun objet, il est clair qu’elle ne peut pas apparaître) elle a une espèce de tendance qui est tellement forte que même lorsqu’un objet palpable, préhensible comme un son, n’apparaît plus, la conscience prend pour objet nibbāna.
C’est là que Bouddha a fait une découverte intéressante, il a découvert non seulement « nirodha » qui est la cessation de l’apparition de la conscience et de ses objets, mais il a fait la découverte que lorsque tout ceci cesse d’apparaître, il y a encore autre chose. Ce n’est pas un trou, ni un néant, ni LE néant. La conscience qui ne peut faire autrement qu’à son habitude, va prendre pour objet nibbāna. Mais, la conscience qui prend pour objet nibbāna, fonctionne toujours, bien entendu, dans le cycle du paṭiccasamuppāda. Elle apparaît, elle disparaît, elle se projette sur son objet, elle se colle sur son objet, elle saisit son objet. Ensuite, elle glisse, et disparaît pour laisser la place à l’instant de conscience suivant.
Ainsi, lorsque le yogī atteint nibbāna, contemple nibbāna, Bouddha dit, cette conscience qui prend pour objet nibbāna est encore une fabrication insatisfaisante, non permanente, et totalement incontrôlable. Néanmoins, si Bouddha n’avait pas vu, pas touché nibbāna, comment aurait-il pu savoir qu’il existe ? C’est très particulier, nibbāna. Il serait vain d’essayer d’en donner une explication ou une description définitive.
La particularité de nibbāna est qu’il n’apparaît pas. Néanmoins, la conscience peut le prendre pour objet, alors qu’il n’offre aucune aspérité. La particularité de nibbāna est qu’il peut être connu par la conscience comme la conscience qui le prend pour objet peut aussi totalement s’évanouir et disparaître. On appelle cela : parinibbāna.
C’est ce qui arrive lorsque le yogī s’est entraîné en suivant les conseils donnés par le moine Gotama, à connaître dans la mesure du possible tous les phénomènes qui apparaissent à la conscience. Cela pour que, justement, cette ignorance qui fait qu’ils sont apparus cesse et qu’à ce moment-là, la conscience prenne pour objet nibbāna. D’un certain point de vue, cela n’est pas encore satisfaisant, car il y a encore la conscience qui prend un objet.
Néanmoins, il y a une différence importante. Cet objet ne relève pas du paṭiccasamuppāda. Il n’est pas un objet qui apparaît, qui disparaît, il n’est pas un objet formé. Il n’a pas de qualité intrinsèque, d’attribut intrinsèque, ni même d’ailleurs extrinsèque. Il n’a pas de forme, il n’a pas de pierre angulaire, il n’a pas d’aspérité. Il est très particulier. Bouddha dit qu’il est vide. Il n’est pas LE vide, il est simplement vide. Aussitôt qu’il y a conscience, il y a une certaine forme de conscience, un certain état de conscience, une certaine propriété de conscience. La conscience sans propriété… ça n’existe pas.
Ainsi lorsque la conscience prend pour objet nibbāna, de par l’absence de texture, de par l’absence de nature, de par l’absence de définition, de par le fait qu’il n’apparaît pas, la conscience ne ressent rien. Il n’y a rien à ressentir. C’est ni bon ni mauvais, ça n’est même pas neutre.
On emploie une expression qui malheureusement est souvent mal comprise. (Chaque fois que Bouddha emploie un mot, l’avantage est qu’il nous suggère quelque chose, l’inconvénient est d’appliquer de manière réductrice nos catégories conceptuelles limitées à ce mot). On dit « santi sukha ». « santi sukha » veut dire un plaisir qui est dû à un état paisible. Ce qu’il y a de particulier est que la conscience qui connaît nibbāna n’éprouve absolument aucun plaisir. C’est justement parce qu’il n’y a rien à voir dans nibbāna, rien à connaître, rien à entendre et que par définition il est inconcevable qu’il puisse y avoir une réaction, une colère, une pensée, une parole ou un mouvement.
C’est en ce qu’il n’y a rien à voir, en ce qu’il n’y a pas de sensation, que précisément se trouve le bonheur, ce fameux « santi sukha ». C’est-à-dire ce « plaisir » qui vient de ce qu’il n’y a pas de plaisir. Ce bonheur qui vient précisément parce qu’il n’y a pas de bonheur, parce qu’il n’y a rien qui puisse suggérer le bonheur. J’emploie parfois l’expression : « Il s’agit d’un bonheur par contumace. »
Cette expérience de nibbāna, Bouddha l’a faite. Visiblement, cela ne lui a pas fait beaucoup de mal puisqu’il en est revenu. Il en est même bien revenu. Il a touché nibbāna, connu nibbāna, observé nibbāna. Tout de suite après avoir fait cette expérience et avoir développé des qualités qui sont propres à un moine comme lui, à un yogī comme lui, que ses successeurs, ses élèves, ne pourront pas développer (notamment une capacité à connaître tout sur tout). Il a à ce moment, naturellement éprouvé le besoin de refaire cette expérience. Il est resté ainsi absorbé pendant sept jours dans la connaissance de nibbāna.
À ce moment, il a compris que cette conscience qui prend pour objet nibbāna, si elle est bien entendu paisible, elle est néanmoins encore… là ! Il a alors fait une autre expérience, durant sept jours suivants, il est parvenu à la cessation de ce paṭiccasamuppāda, à la cessation de ce cycle d’apparition de la conscience et de ses objets et il a réussi à ce que la conscience ne reprenne pas son apparition en prenant pour objet nibbāna mais à ce que la conscience n’apparaisse absolument plus. Il a expérimenté nibbāna sans aucune conscience résiduelle. Il n’a bien évidemment même pas pu s’en souvenir.
C’est parce qu’il a fait cette expérience qu’il est arrivé à la conclusion définitive que nibbāna est bien la délivrance totale, irréversible et définitive. S’il était parvenu à toucher nibbāna, à connaître nibbāna, à observer nibbāna, comment aurait-il pu savoir que c’était là la fin définitive de tous nos problèmes, puisqu’il y avait encore une connaissance de nibbāna ? Il y avait encore l’apparition d’une conscience qui touche, qui palpe. C’est justement lorsqu’il est arrivé à cette expérience de nibbāna, cette fois-ci définitive, sans aucune conscience résiduelle, qu’il a compris après coup que nibbāna est bel et bien la chose qui est la fin définitive. Il faudrait plutôt dire l’absence définitive, totale, de souffrance. Absence totale de souffrance par absence totale de malheur, de colère, de haine, de désir, de joie, d’amour ou de quoi que ce soit, par absence totale de propriétés, de conscience, de sensation, d’objet, de coloration, de forme.
Le moine Gotama nous a cédé un mode d’emploi que l’on appelle dhamma, qui est au sens large son enseignement. Le mode d’emploi de quoi ? Le mode d’emploi de ce qui nous permettra de faire cette expérience qu’on appelle nibbāna. Il nous a laissé l’instrument. L’instrument nécessaire pour lire le mode d’emploi. Le mode d’emploi qu’il nous a laissé, c’est un peu comme un cédérom : il faut un ordinateur pour pouvoir lire le cédérom. De la même manière, pour pouvoir accéder au mode d’emploi, il faut un instrument. Cet instrument, on l’appelle saṃgha. Le saṃgha est la condition nécessaire de préservation et de transmission du mode d’emploi, qui le rend accessible à tous les êtres qui veulent bien se donner la peine de le pratiquer et de l’étudier.
Cet enseignement (dhamma), véhiculé aujourd’hui par ce que Bouddha a lui-même mis en place (le saṃgha), est l’enseignement qui permet de faire l’expérience de ce qu’on appelle l’éveil. C’est-à-dire la cessation de ce paṭiccasamuppāda, ou l’interruption de ce cycle, qui est le cycle de la souffrance, (dukkha). Cet enseignement nous est parvenu à nos jours semble-t-il en assez bon état, mais tout est relatif. En tout cas, il est accessible aujourd’hui. Nous avons énormément de chance pour cela, mais cet enseignement ne serait rien s’il n’était pas étudié, enseigné, compris et surtout… s’il n’était pas pratiqué et réalisé.
Origine : Enseignement délivré en France
Auteur : Moine Sāsana
Date : 1999
Mise à jour : 28 oct. 2006